Ou quand l'exploration de nouvelles situations d'études génère une nouvelle perception de soi.*
Au risque d’irriter les farouches partisans d’un art martial pur et dur, à l’ancienne, n’est-ce pas, « j’en chie donc je suis », attachés à la force et à la souffrance comme autant de garanties de progression, l’aïkido n’est pas un art martial comme les autres.
Discipline éducative avant tout, faite de codes, destinée à établir un enchainement à deux, elle ne saurait être réduite au simple fait de « passer » une technique sur un partenaire pour avoir raison de lui et avoir raison tout cours, pour tout dire, à la fin.
En aïkido, on n’a pas raison parce qu’on connait sur le bout des doigts son almanach formel.
C’est regrettable, pour plus d’un, qui s’attache à son savoir-faire et s’y cramponne, assuré de convaincre, ou de devoir convaincre, par la simple expression de sa rigueur, qui à elle seule devrait suffire à tout, quitte à se convaincre des défauts de l’autre.
C’est peut-être oublier un peu vite le simple facteur humain : les conditions si particulières nées de la confrontation, qui font de l’échange un moment unique, né des circonstances et de l’instant. Voici que devient hasardeux le déplacement même qui paraissait correct – du point de vue seul de la forme – amené qu’il est dans le temps à se reconsidérer pour épouser le placement de l’autre et s’y adapter.
Bref, le kata devient illusoire dans l’échange.
Si le fait se vérifie dans toutes les disciplines martiales et est bien reconnu de l’ensemble des techniciens, il prend en aïkido une ampleur toute particulière.
Car si j’ôte à mon partenaire toute possibilité de s’exprimer, qu’est-ce qui le fera maintenir son intensité dans le contact, dans l’action, alors même qu’il n’y a plus sa place, que j’ai réduit son rôle à celui d’un simple outil, qui n’a plus voie au chapitre ?
Ne reproche-t-on pas bien souvent à Uke de ne pas maintenir la puissance de son attaque, de céder trop vite, ou de « téléphoner » son entrée ? Cependant, ne devrait-on pas s’interroger sur la place qu’on lui a laissée pour ce faire, pour revenir, pour garder intacte sa motivation ?
Quel discours asséné donne encore envie d’y répondre ? Et puisque l’aïkido ne relève pas du domaine du combat, mais bien de celui du dialogue, s’il permet de se tester, c’est toujours en s’appuyant sur l’autre et donc en lui conservant toute sa place.
Grand paradoxe apparent pour une discipline martiale, que de devoir préserver toute sa pertinence à l’autre pour pouvoir continuer à travailler.
Qui n’a pas eu à cœur de rechercher le petit moment magique de la connivence, qui s’inscrit tout à coup, en plein milieu de l’échange et est en fait le vrai temps fort de la technique, se trouve alors bien dépité, habité du sentiment vague de ne pas être allé où il voulait et reste avec sa frustration.
Bien sûr, pour construire un échange, il faut bien commencer quelque part. C’est ici que le bagage technique intervient. On entre dans la forme, on s’y engage et là… Qu'est-ce qui prend forme ?
Un temps d'attente.
Presqu'invisible.
L’espace d’un instant, le temps est étiré.
C'est ça, le « non penser » dont on nous parle tout le temps ?
Une suspension du temps, que l'on s'autorise. Le temps d'une courte pause. D'une respiration.
Un temps de retenue dans l’action, qui va servir au partenaire pour réagir.
Qui va nous être utile pour nous harmoniser. Peut-être modifier une attitude, qui, si elle n’est pas incorrecte techniquement, ne laisse plus de place à l’autre et l’éloigne.
Le déplacement du corps ne va jamais sans le déplacement de l’esprit. Il faut bien, dans l'entrechoc des corps, que les esprits se trouvent.
Si l’aïkido est un dialogue, il est nécessaire d’accepter de continuer à écouter. Quitte à ce que ce qu’on pensait vrai au départ, établi, se déplace lui aussi et prenne une autre forme. On n’est jamais aussi heureux que lorsqu’on est surpris.
Comme une histoire, qui se construit : elle a ses enjeux et on s’attend à des conséquences. Et puis finalement elle engendre quelque chose de nouveau, que l’on n’attendait pas, qui naît pourtant des facteurs tels qu’ils étaient au départ. Simplement, en se déployant, ils ont évolué.
Pourquoi est-ce qu’on progresse dans la répétition ? Parce que l’esprit, lui, ne répète pas deux fois la même forme. Dans le même temps, il s’adapte à des enjeux nouveaux et réévalue ce qui lui était donné.
C'est par cette mise en scène - ou mise à distance de soi - que s'explore l'écheveau des possibles.
* Pour le déplacement de l'horizon d'attente, voir Paul Ricœur, Temps et récit, Seuil, 1983.
Note : On saluera ici la parution dans le journal fédéral (F.F.A.A.A) Aïki Mag, daté Janvier 2019, d'un très beau texte d'Alain Verdier, 7e Dan, sur la place de l'Autre. Brillante et subtile, sa lecture lacanienne de la pratique sait nous montrer toute la pertinence d'un parallèle si osé !
Écrire commentaire