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Du pouvoir de quelques-uns sur les autres

Ou quand la simple occasion d'un passage de grades offre un condensé de nature humaine.

 

Cette fois-ci ça y est, c’est les jour J.

J’arrive avec mes armes, mon sac à dos. Un petit coup d’œil, avant de me lancer, aux postulants rangés derrière la vitre. Ils sont assis bien droits, en seiza, au garde-à-vous. Ils attendent les résultats de leur jury.

C’est le grand jour des passages de grades.

 

Parmi eux, j’en vois un que je connais ; un camarade de club qui, comme moi, a fait le grand saut. Ce n’est pas si facile de se présenter à un passage. Des années d’entraînement, de longues heures passées aussi à bachoter, ces derniers temps surtout... pour tout dire toute l’année, pour mettre un maximum de chances de son côté.

C’est que ce grade en plus, il signifie beaucoup : c’est le tout premier dans la cour des grands, l’empire longtemps rêvé des ceintures noires. Bienvenue dans la grand-messe d’un passage fédéral de 1er dan.

 

Le copain justement, en cet instant,  il n’a pas vraiment l’air dans son assiette.

Il est pâle, je le connais, d’habitude il n’a pas ce regard-là. Je vois que quelque-chose ne va pas, rien qu’à son attitude ; un coup d’œil au prof assis dans les gradins et déjà j’ai compris ; ça ne se passe pas bien.

Effectivement, comme je vais l’apprendre un peu plus tard, dans sa « pool » ou groupe de postulants, deux seulement vont être pris, sous le regard d’un jury réprobateur. Il n’en fait pas partie : On lui reprochera son manque de précision.

 

Deux postulants sur six, petite moyenne.

Dans la mienne, ce sera trois et je n'en ferai pas partie ; les statistiques prennent cher, décidément.

 

Mon jury, dont j’attends les recommandations, est composé comme les autres, de deux membres.

Le premier en face de moi, brave papy à cheveux blancs,  a quand même l’air un peu embêté.

 

C’est qu’il m’a vue, me lever, assez souvent, pour servir aux autres de partenaire ; la chaleur de ce mois de juin dans le gymnase ; la fatigue, le labeur, l’énergie déployée, alors il prend quand même des précautions.

« Moi je te l’aurais donné », me dit-il en souriant, mesurant son effet.

 

Comme si avec ça on était sauvés.

Alors il me renvoie sur son collègue.

 

Le second est jeune, raide et précis.

Je l'entends expliquer à un quinquagénaire que, pour qu’il puisse monter en niveau, il faut qu’il se fasse des séances de chutes. Grâce à elles, selon lui, parvenu au terme de son endurance, il pourra travailler à la développer.

 

Tête du postulant.  A la fois médusé et incrédule. Je vois son regard consterné, je lui souris timidement. Il n’y a pas grand-chose à dire.

 

Sauf que quand on avance un peu en âge, le 1er dan, c’est souvent aussi le dernier, tellement il faut d’énergie et de persévérance.

Je le vois mal, ce monsieur, dans ses séances de chutes…

Peu après dans le vestiaire, alors que je me change, épuisée, j’entends une fille qui pleure à gros sanglots. Une recalée aussi… le lot de l’investissement…

Et ce que je trouve dommage chez tous ces gens, c’est qu’aucun d’eux ne prétend à une carrière d’élite. Ils sont venus passer leur ceinture, simplement… en pratiquants moyens, qui sortent leurs techniques comme on rend un devoir pour l’école.

 

Alors évidemment, pour un jury de pros, nourri aux critères normatifs, les  tremblotements prennent une toute autre ampleur.

Mais qu’est-ce qui se passera pour ces pratiquants ? Certains persévéreront, du moins un peu. D’autres ne passeront plus jamais de grades. Voire cesseront de pratiquer.

 

On s’entête à placer tout le monde sur le même plan alors qu’on parle d’une discipline physique, forcément par nature très sélective.

 

Pour maintenir l’illusion d’une pratique sans discrimination, on en vient à fermer les yeux sur l’essentiel : la pluralité des  individus. Au nom d’un idéal de la technique, qui n’a plus rien à voir avec les gens.

 

Messieurs qui veulent bien faire : votre souveraineté vous appartient.

Mais pour quelle image de la martialité ?

Le haut niveau n’est rien sans esprit magnanime.

 

 

Loïc (dimanche, 01 octobre 2017)

 

Pourtant, il est marqué noir sur blanc dans le Règlement de la Commission Spécialisée des Dans et Grades Equivalents,
Article 401 – REGLES GENERALES :
"Le jury doit tenir compte de l'âge du candidat dans l’évaluation de la prestation technique."

 

Dommage, d'en arriver là.

 

Redac.aïki (mardi, 03 octobre 2017)

C’est exact et je vous remercie pour votre commentaire.

Bien évidemment le clin d’œil que je propose ici n’a pas pour but de fustiger une institution qui dans l’ensemble fonctionne et qui, confrontée à la pluralité des enjeux, fait tout simplement ce qu’elle peut.

J’ai vu des jurys d’examen soucieux de l’âge des postulants. Il ne s’agit d’ailleurs pas simplement de l’âge, mais plus généralement de la puissance, de la célérité, critères dont on nous répète constamment qu’ils n’ont pas leur place dans une évaluation de base.

 

Comme tout examen, un passage de grade comporte sa part d’arbitraire. Il est la réponse apportée par une organisation fédérale à la nécessité de l’évaluation.

 

Donc pas de démagogie dans le témoignage que je propose.  Il ne s’agit pas de faire passer tout le monde sans discernement, alors que faire ?

 

Ce qui m’a alertée, jusqu’au « coup de gueule », c’est finalement un manque de cohérence flagrant au sein des critères de cette évaluation.

 

J’entends encore le Président du jury décréter aux participants qu’ils étaient là pour qu’on évalue leur aptitude à réaliser un catalogue.

 

Et j’ai entendu des propos tels que : « Rien à dire sur les techniques mais ça manque de rythme » ; ou encore « c’est un peu trop hésitant ». Et j’ai vu des jurys réclamer une précision de pointe.

La question reste donc ouverte : qu’évalue-t-on au juste ? … et pour quel public ?